Françoise Tulkens, Professeure émérite à l’Université de Louvain et ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme, a rejoint le Conseil scientifique de la Mission de recherche Droit et Justice au printemps dernier. Nous l’avons interrogée sur sa conception du droit, de la justice et sur les rapports qu’elle perçoit entre évolution du droit, recherche et pratique. Libres-propos.
Laetitia L-H : Vous avez récemment rejoint le conseil scientifique de la mission de recherche qu’elle est votre conception du droit ?
Françoise Tulkens : Votre question est pertinente mais elle demanderait presque toute une vie pour y répondre… Le droit est un instrument puissant pour construire les principes et les normes qui ordonnent les sociétés et nous devons l’utiliser au mieux, avec rigueur, sérieux, créativité aussi. Nous avons l’immense privilège d’avoir un droit et donc l’immense responsabilité d’en faire quelque chose. Le droit requiert l’engagement pour que le sens des règles ne dérive pas des valeurs démocratiques et humaines qui sont au cœur des systèmes juridiques (E. Dockès, « Préface », in Au cœur des combats juridiques. Pensées et témoignages de juristes engagés, Paris, Dalloz, 2007, p. XI). Dans mon expérience professionnelle d’enseignement et de recherche à l’Université, je faisais partie de cette génération qui a été inspirée par la pensée — et l’action — de Michel Foucault annonçant une nouvelle forme d’engagement. L’universitaire, l’intellectuel doit s’engager car les problèmes de la cité sont tels que chacun doit en prendre sa part et j’ai très modestement essayé de le faire. Le droit est indissociable de la vie et il est fondamentalement au service de la justice. C’est pour cela qu’il est à mes yeux la plus belle discipline qui soit. Même si à première vue droit et audace grincent comme lait et citron, je pense que la qualité essentielle d’un juriste devrait être l’audace, une audace clairvoyante qui se déploie entre raison et conviction.
Laetitia L-H : Quels liens établissez vous entre le droit et la justice ?
Françoise Tulkens : Certes, droit et justice sont étroitement liés mais, en même temps, l’un n’est pas l’autre, l’un n’est pas égal à l’autre. La justice est un horizon vers lequel l’on tend et le droit un moyen susceptible de développer une certaine éthique ou une certaine conscience pour s’en rapprocher ou, plutôt, y contribuer. Peut-être cela pourrait paraître un peu provoquant mais le droit n’est pas toujours la justice et nous en voyons de nombreux exemples. Inversement, la justice doit parfois aussi se frayer un chemin en dehors du droit ou au-delà du droit. C’est pour cela que nous devons garder le sens de l’injustice. Comme l’écrit Ricœur, « le sens de l’injustice n’est pas seulement plus poignant mais plus perspicace que le sens de la justice… C’est l’injustice qui la première met en mouvement la pensée » (Lectures I. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 177).
Laetitia L-H : Vous avez été avocate, chercheure au FNRS en Belgique, professeure de droit à l’Université de Louvain puis juge à la Cour européenne des droits de l’homme : quels sont les rapports que vous établissez entre recherche scientifique et évolution du droit ? Et au-delà entre recherche et pratique du droit ?
Françoise Tulkens : Ces rapports sont nombreux et importants. Dans le domaine pénal qui était le mien comme chercheure et professeure à l’Université, les droits humains, les droits fondamentaux étaient évidemment toujours très proches, très présents dans leur double dimension théorique et pratique, avec une réelle volonté de penser les deux ensemble. De manière générale, j’étais cependant frappée, et je le suis encore, par le fossé qui sépare ce que l’on sait et ce que l’on fait, entre les travaux scientifiques et les politiques pénales, dans une certaine incompréhension réciproque. Comment combler ce fossé ? Certainement par un dialogue fécond et continu entre les chercheurs et les acteurs politiques. J’en viens aux rapports que vous évoquez entre la recherche et la pratique dans la seconde partie de ma vie professionnelle. Pendant l’exercice de ma fonction de juge à la Cour européenne des droits de l’homme, j’ai pu mesurer combien l’expérience de la recherche était utile et même nécessaire. Tout d’abord, tout simplement sur le plan de la méthode, pour bien poser le problème dans toute sa complexité, pour dégager les éléments essentiels des situations souvent humainement dramatiques. Ensuite, quant au fond, pour tâcher de trouver des approches, des réponses, des voies de solution qui, tout en respectant le principe de la sécurité juridique, peuvent se détacher de ce que l’on a toujours dit, de ce que l’on a toujours fait et suggérer des orientations nouvelles. La Cour européenne des droits de l’homme assume une responsabilité énorme sur la scène européenne et a l’obligation juridique et morale d’interpréter et d’appliquer au mieux les droits de la Convention européenne des droits de l’homme dans et pour la société actuelle. Chaque juge vient à la Cour avec son passé, son histoire personnelle et, en ce qui me concerne, j’ai toujours vu le rôle de la doctrine comme essentiel, une doctrine vive, solide et critique. Mais la force de la Cour est d’être composée de juges qui ont des parcours différents, ce qui permet une réelle complémentarité sur un pied de totale égalité entre tous les juges. Les juge-scientifiques ne sont pas meilleurs que les juges-juges et vice et versa.
Laetitia L-H : Vous avez, en tant que juge puis vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) accompagné les évolutions de cet organe régional de contrôle des droits humains et de sa jurisprudence. Quel est à votre avis le rôle de la recherche dans ces évolutions ?
Françoise Tulkens : C’est un peu lié à la question précédente. L’influence des travaux doctrinaux et de la recherche est importante et je vais vous donner quelques exemples. Ainsi, les arrêts Christine Goodwin c. Royaume-Uni et I. c. Royaume-Uni du 11 juillet 2001 où la Cour a jugé que le refus de modifier l’état civil des transsexuels emportait violation de l’article 8 de la Convention sont intervenus au terme d’une longue évolution. Depuis une dizaine d’années, dans différents arrêts antérieurs, la Cour s’était limitée à dire qu’il fallait garder ces situations à l’œil. La doctrine a bien montré que le contexte ainsi que le climat social avaient désormais changé et que le temps était venu (the time was ripe) de faire évoluer la jurisprudence. L’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce du 21 janvier 2011 sur le règlement de Dublin ou l’arrêt Sergueï Zolotoukhine c. Russie du 10 février 2009 concernant le non bis idem sont d’autres exemples de l’apport de la doctrine. Mais c’est certainement l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie du 12 novembre 2008 qui est le plus significatif.
Laetitia L-H : La Mission de recherche Droit et Justice attache une importance particulière à l’interdisciplinarité et à la méthode comparative. Quels sont selon vous les apports de la recherche comparative dans l’évolution de la jurisprudence de la CEDH ?
Françoise Tulkens : Oui le droit comparé est important dans la jurisprudence de la Cour et dans son évolution. De nombreuses études y ont été consacrées. Dans les arrêts de la Cour, il n’est désormais plus rare de voir la présentation d’un ou de plusieurs droits étrangers ou de la jurisprudence de Cours suprêmes de différents pays comme source d’inspiration. Cette référence au droit comparé joue évidemment un rôle accru lorsque la Cour entend rechercher s’il existe, dans une matière donnée dont elle est saisie, un consensus européen. Mais le droit comparé ne s’improvise pas, c’est une discipline qui a ses exigences méthodologiques et scientifiques. Il ne suffit pas d’aligner les droits de différents pays, il faut aussi en comprendre la raison, il faut en voir l’application. Je me demande si la Cour ne pourrait pas, dans certains dossiers particulièrement délicats et posant de nouvelles questions, demander des rapports de recherche à des centres ou instituts spécialisés.
Laetitia L-H : Vous êtes à l’origine une spécialiste des sciences criminelles. Comment avez-vous vécu en tant que juge internationale le mouvement de lutte contre l’impunité des graves violations des droits humains et le renforcement des obligations positives de nature pénale ?
Françoise Tulkens : Sur le renforcement des obligations positives de nature pénale, l’arrêt M.C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003, où la Cour estime qu’une protection effective contre le viol et les violences sexuelles appelle des mesures pénales, est significatif. Oui, il y a un paradoxe qui réside, selon les termes de M. Delmas-Marty, dans le fait que « le droit pénal semble tout à la fois protection et menace pour les libertés et droits fondamentaux » ou, en d’autres termes, non seulement « un droit qui protège, mais un droit dont il convient de se protéger » (R. Koering-Joulin). D’autres l’ont exprimé en qualifiant les droits de l’homme à la fois de « bouclier » du droit pénal et d’« épée » du droit pénal et en soulignant leur fonction défensive et offensive. Avec Michel van de Kerchove nous avons pris le parti d’éclairer ce paradoxe en montrant que les droits humains peuvent constituer à la fois la « bonne » et la « mauvaise » conscience du droit pénal, au sens où ils sont susceptibles aussi bien de légitimer le droit pénal en donnant « bonne conscience à la raison punitive » (D. Salas) que de limiter son intervention en projetant un regard critique sur celle-ci, ferment de « contestation » et d’« opposition ». J’avoue que cet appel au pénal pour assurer le respect des droits fondamentaux, en oubliant que le pénal est aussi un instrument d’une grande violence, continue à me poser problème. Dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, on constate que le recours à la voie pénale est justifié, d’un côté, sur le plan symbolique pour marquer la réprobation sociale et raffermir la conscience collective (ce qui est très durkheimien) et, d’un autre côté, sur le plan instrumental, pour bénéficier des avantages de la procédure pénale et du procès pénal, notamment pour aider les victimes à établir les faits.
A noter : Françoise Tulkens était l’invitée d’honneur avec Mireille Delmas-Marty de la projection-débat organisée pour la « Nuit du droit » par la Mission de recherche Droit et Justice, l’École nationale de la magistrature et l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, le 4 octobre dernier. Les films-témoignages sur ces deux personnalités ont été réalisés dans le cadre du programme audiovisuel « Bâtisseurs d’un droit commun » visant à étudier les processus d’internationalisation du droit et l’émergence de fragments d’un droit commun, à travers les témoignages d’hommes et de femmes de toutes nationalités et de toutes générations. Le film-entretien avec Françoise Tulkens dévoile les croisements entre son riche parcours professionnel (avocate, chercheure au FNRS, professeure d’université, juge à la Cour européenne des droits de l’homme) et certaines évolutions normatives notamment en matière pénale et de droits humains. Pour visualiser les films : https://www.pantheonsorbonne.fr/index.php?id=543930 |