Dans la perspective du dixième anniversaire de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel a lancé en 2018 un vaste appel à projets de recherche destiné à établir en toute transparence un bilan interdisciplinaire de la QPC. Kathia Martin-Chenut, directrice de recherche au CNRS et directrice adjointe scientifique de la Mission de recherche Droit et Justice participait au Comité scientifique de ce projet. Deux cents chercheurs répartis en seize équipes ont étudié la réalité de sa mise en œuvre, ainsi que la perception qu’en ont les différents publics concernés. Les seize équipes de recherche ont rendu leurs travaux au mois de janvier 2020. Ils prennent la forme d’un rapport de recherche et d’une note de synthèse (cliquez ici pour les retrouver). Entretien avec Nicole Maestracci, Membre du Conseil constitutionnel, à l’origine de l’initiative QPC 2020.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Vous êtes à l’origine de l’initiative QPC 2020, quelles étaient vos motivations ?
Nicole Maestracci : La QPC a eu 10 ans le 1er mars 2020. Il est apparu nécessaire au Conseil constitutionnel d’en faire un bilan objectif et indépendant fondé sur des données fiables et scientifiquement validées. Certes, il était généralement admis que cette réforme constituait un grand progrès en permettant de soumettre au contrôle constitutionnel des lois déjà appliquées, d’autant plus qu’un tel mécanisme existait déjà dans la plupart des pays européens. Cependant, la QPC restait mal connue du grand public et d’une partie des professionnels. Elle était en outre très inégalement utilisée par les différents acteurs. Ainsi, si le Conseil était saisi de nombreuses questions fiscales, les QPC concernant le domaine social étaient particulièrement rares au regard de leur importance pour la vie quotidienne de nos concitoyens. Or, l’objectif essentiel du constituant de 2008 était, en instaurant la QPC, de donner aux citoyens un droit nouveau, celui de pouvoir contester la loi sur le fondement des droits et libertés fondamentaux garantis par la constitution. La première ambition de l’appel à projets QPC 2020 était donc de vérifier si, et dans quelle mesure, ces objectifs initiaux avaient été atteints. A cette fin, il s’agissait, au-delà du bilan purement quantitatif, de chercher à savoir ce que cette réforme avait changé pour les citoyens, pour les juges, pour les avocats mais aussi pour les assemblées parlementaires et le pouvoir exécutif. Il fallait dans le même temps identifier les difficultés ou les obstacles, qu’ils soient matériels, culturels ou procéduraux, qui ont pu freiner le développement et l’efficacité de la QPC.
C’est dans cette perspective que l’appel à projet QPC 2020 a été lancé. 16 projets de recherche ont ainsi été retenus en s’appuyant sur un conseil scientifique pluridisciplinaire.
Laetitia L-H : Quels étaient les objectifs de cette démarche ?
Nicole Maestracci : L’idée essentielle était de disposer d’un bilan d’étape qui croise plusieurs regards et plusieurs horizons. Il fallait donc mobiliser outre les juristes, d’autres disciplines des sciences humaines et notamment les sociologues, les économistes et les politistes. Il fallait aussi que les travaux soient suffisamment concrets pour intéresser un public large et qu’ils intègrent une perspective comparatiste. Le Conseil constitutionnel ne peut plus en effet préparer ses décisions sans tenir compte des décisions des cours européennes mais aussi de celles d’autres pays confrontés à des contentieux similaires. A cette fin, l’appel à projet avait deux volets : un premier volet portait sur les acteurs de la QPC, notamment les justiciables, personnes morales ou physiques, les porteurs d’intérêt, les avocats : Qui sont-ils ? Quels sont leurs comportements, leurs motivations, et leurs stratégies ? De même, il s’agissait d’interroger les pratiques des juridictions de première instance et d’appel face à la QPC. Ce premier volet devait permettre d’évaluer les difficultés concrètes d’accès à la QPC, certains justiciables étant manifestement mieux armés que d’autres pour s’en emparer.
Le second volet était plus classique et avait pour ambition de disposer de bilans thématiques permettant de montrer comment la QPC avait fait évoluer l’état du droit positif dans certains contentieux. Les seize rapports qui ont été déposés ont fait l’objet préalablement d’un dialogue approfondi avec le conseil scientifique. Ils ont été discutés au cours d’une journée de débat entre les équipes de recherche et les membres du Conseil constitutionnel qui s’est tenue le 5 mars 2020. Si ce bilan ne pouvait prétendre à l’exhaustivité, il a permis de confirmer la bonne image de la QPC mais aussi d’identifier des zones d’ombre, et des difficultés matérielles ou procédurales qui n’avaient pas été anticipées. Il a enfin donné des perspectives de réforme ou d’évolution de plus ou moins grande ampleur.
Laetitia L-H : Quelles pistes de réflexion ou d’action ces travaux ouvrent-ils ?
Nicole Maestracci : Tout d’abord, ces travaux ont permis d’identifier ce qu’on ne sait pas faute de données disponibles. Ainsi les juridictions de première instance et d’appel, particulièrement les juridictions judiciaires, restent un des angles morts de la QPC. On ne connaît ni le nombre des saisines, ni le sort qui leur est réservé. Et les quelques travaux qui ont porté sur l’attitude des magistrats montrent de grandes disparités régionales. Il devrait être possible de remédier rapidement à ce déficit de connaissance.
Ensuite, il apparaît clairement que certains justiciables se sont emparés de la QPC plus aisément que d’autres. Ainsi les personnes les plus vulnérables et les plus modestes accèdent difficilement au Conseil constitutionnel, sauf si elles sont accompagnées et soutenues par un porteur d’intérêt qui poursuit une stratégie concordante. Les requérants sont d’ailleurs rarement de simples citoyens. En revanche les porteurs d’intérêt ont massivement investi la QPC puisqu’ils sont intervenus dans 45% d’entre elles.
Un certain nombre d’obstacles ou de freins ont par ailleurs été identifiés. Il en est ainsi du coût de la procédure qui constitue pour certains justiciables une difficulté sérieuse. La surreprésentation des avocats parisiens et particulièrement des avocats au Conseil d’état et à la Cour de cassation a également été soulignée. Elle semble s’expliquer par le fait que pour l’essentiel des cabinets d’avocat, la QPC est une activité quantitativement trop marginale pour justifier un investissement important.
Enfin, lorsque le Conseil décide de reporter dans le temps les effets d’une éventuelle censure en application de l’article 62 de la constitution, il est fréquent que cette censure ne bénéficie pas à l’auteur de la QPC. Cette incertitude quant à l’effet utile de la décision de censure est mal comprise par les justiciables et paraît peser lourdement dans l’analyse du rapport entre le bénéfice et le coût d’une QPC.
Pour conclure, il faut espérer que cette première initiative ouvrira d’autres voies de recherche. La QPC a fait du Conseil constitutionnel une véritable juridiction mais certains des travaux suggèrent que la transition n’est pas complétement achevée. Les chercheurs ont ainsi mis en avant le « déficit de concrétisation », la nature abstraite du contrôle constitutionnel n’ayant pas été profondément modifiée par l’introduction de la QPC. Or, peut-on juger d’une loi déjà appliquée sans tenir compte de ses modalités concrètes d’application ? Comment articuler le contrôle abstrait traditionnellement exercé par le Conseil constitutionnel et celui plus vivant et concret qui s’impose progressivement dans le cadre de la QPC ? Cette question sera sans aucun doute, parmi beaucoup d’autres, l’un des sujets de réflexion des dix prochaines années.
Le Conseil constitutionnel a publié un numéro hors-série de Titre VII contenant la synthèse de ces résultats de recherche. Au total ce sont plus de quatre mille pages de rapports qui permettent d’éclairer certains aspects encore insuffisamment documentés de la QPC. Les enseignements issus de ces travaux permettront de susciter et de nourrir une réflexion sur le potentiel de cet outil et l’amélioration de son fonctionnement.
Pour voir l’émission « QPC2020 – Dix ans de questions citoyennes » cliquez ici