AMF (Autorité des marchés financiers), HATVP (Haute autorité pour la transparence de la vie publique), ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes), CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), Agences régionales de santé (ARS)… des pans entiers de l’économie et de la société sont aujourd’hui régulés ou co-régulés par les agences et les autorités administratives indépendantes, désormais au cœur de l’action publique. Ces institutions disposent en effet de pouvoirs considérables de régulation, de surveillance et même de sanction, tout en échappant au circuit du commandement administratif comme à celui de la politique représentative. Entretien avec Antoine Vauchez, directeur de recherche au CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique, qui a dirigé la recherche Un champ de la régulation publique indépendante ? financée par la Mission de recherche Droit et Justice.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Comment ces autorités administratives indépendantes ont elles évolué durant ces 40 dernières années ? Quelles sont leurs principales caractéristiques ? Quels sont leurs points communs ?
Antoine Vauchez : On a cherché à saisir cette « famille d’institutions » aujourd’hui dotée de formes d’autonomie juridique, administrative et financière ; une famille qui n’a pas cessé de se développer et de gagner en capacité politique au fil des quatre dernières décennies – non sans garder au passage un certain flou sur les termes (agences de régulation, autorités administratives indépendantes, autorités publiques indépendantes, etc.) et les contours du phénomène lui-même. Ce qui apparaît d’emblée c’est que, loin d’être un point fixe, le phénomène bureaucratique singulier des agences est une matière en fusion permanente sous l’effet d’un travail de réformes et de re-réformes pratiquement ininterrompu qui n’a pas cessé d’affecter leurs champs de compétence, leurs procédures de décision, leurs instruments de contrôle, mais aussi leurs missions. Pour complexe qu’il soit, ce mouvement n’est pas un mouvement brownien : il est marqué par des lignes de pente communes et des phénomènes d’isomorphie organisationnelle : une forme de judiciarisation des modes d’action et de décision, une présidentialisation des autorités autour du binôme président-secrétaire général, une emprise des grands corps et à moindre titre des magistrats (autour du triptyque Conseil d’État, Cour de cassation, Cour des comptes), mais aussi des savoirs hybrides, notamment ceux de la compliance, fréquemment co-produits avec les régulés. Ainsi donc, au-delà du constat répété de la diversité et de l’hétérogénéité des agences, cette enquête collective fait voir la dynamique endogène dans laquelle sont aujourd’hui pris l’ensemble des acteurs et des espaces de la régulation publique indépendante.
Laetitia L-H : Quelle est la place particulière occupée aujourd’hui par les agences de régulation ou les autorités administratives indépendantes, notamment par rapport à l’autorité judiciaire et l’État régulateur ?
Antoine Vauchez : Les travaux sur les AAI (et plus généralement sur les agences) balancent le plus souvent entre l’insistance sur la « capture privée » du régulateur par les « stakeholders », ou à l’inverse l’argument d’une « étatisation rampante » qui ferait de ces institutions autant de faux-nés d’un État qui aurait redéployé, voire accru son contrôle. Aucune des deux thèses n’est véritablement fausse : c’est bien en effet une caractéristique des secteurs régulés que d’être désormais en prise directe et en contact permanent avec les entreprises régulées ; de même, on l’a vu, les grands corps administratifs, mais aussi à moindre titre la magistrature, se sont assurés une place de choix dans le gouvernement des agences, qu’il s’agisse des postes administratifs ou des collèges eux-mêmes. Mais ces travaux manquent un point essentiel : l’autonomisation progressive des mondes de la régulation publique indépendante. On en trouve la trace dans la montée en puissance, au cœur de cette zone frontière de l’État, d’un paradigme commun, celui de la « régulation » qui ne relève ni de la police administrative, ni de l’interventionnisme économique, de même qu’il ne s’inscrit ni dans les circuits politiques ni dans celui du commandement administratif. Cet « État régulateur » à la française fait figure de co-production portée par un ensemble de professionnels publics (souvent issus des grands corps) ou privés (avocats) de la régulation. Il trouve aussi sa marque dans la consolidation à la périphérie de ces institutions de nouveaux savoirs hybrides, ceux dits de la « compliance » qui tiennent moins à l’application des règles qu’à la connaissance des usages et pratiques étatiques. Bref, l’enjeu n’est peut-être au final pas de savoir qui, du régulateur ou du régulé, capture l’autre ; elle consiste plutôt à suivre de manière transversale l’expansion des savoirs et des acteurs de ce « post-gouvernement ».
Laetitia L-H : Comment a t’elle été menée ? sur quels terrains ?
Antoine Vauchez : L’enquête elle-même s’est située à trois niveaux qui permettent de saisir ce mouvement d’autonomisation : d’abord, celui des différentes agences elles-mêmes par deux enquêtes monographiques sur la Haute autorité pour la transparence de la vie publique et sur l’Autorité des marchés financiers ; ensuite, celui des discours et entreprises réformatrices que portent les grands corps intéressés au premier chef par le gouvernement des agences de régulation, mais aussi les juristes qui ont tenté de mettre en ordre cet espace éclaté. Enfin, le niveau des régulateurs eux-mêmes en faisant apparaître tout à la fois les formes de résistance à la féminisation et la sociologie du groupe des régulateurs par une analyse sociographique des Collèges des agences de régulation.
Laetitia L-H : Quels sont les principaux résultats de votre enquête ?
Antoine Vauchez : L’idée de départ de l’enquête était de saisir l’effet cumulatif de quarante années d’existence des AAI. Ce monde, on l’a dit, a connu une expansion considérable mais il reste relativement méconnu et les enquêtes ont été le plus souvent sectorielles. Il s’agissait donc d’en faire apparaître la consistance sociale et professionnelle et les dynamiques d’ensemble. Au terme de cette recherche, on voit, qu’au-delà des mondes sectoriels dans lesquels ces autorités se situent, il y a bien aujourd’hui un puissant mouvement d’autonomisation d’un champ de la régulation publique indépendante et d’un nouveau « grand récit de l’État », celui de l’État régulateur, dont le rapport fait apparaître les acteurs, les institutions, les savoirs.
Pour aller plus loin : http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/juges-regulateurs-et-deontologues-politiques-de-lindependance-et-nouvelles-formes-dautorite-politique/