En 2018, 121 femmes et 28 hommes sont morts sous les coups de leur conjoint. Les violences conjugales sont actuellement sous le feu des projecteurs et dans la ligne de mire du gouvernement qui organise un Grenelle des violences conjugales du 3 septembre au 25 novembre 2019. La Mission de recherche Droit et Justice qui a initié depuis 1999 bon nombre de recherches sur le sujet a rencontré Isabelle Rome, Haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes du ministère de la Justice. Entretien.
Propos recueillis par Laetitia Louis-Hommani
Laetitia L-H : Quel est votre rôle en tant que Haute-fonctionnaire chargée de l’égalité femmes-hommes au ministère de la Justice ?
Isabelle Rome : Ma mission est double : il s’agit de promouvoir l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes au sein du ministère de la Justice mais aussi de coordonner la politique menée par le ministère en termes de lutte contre les violences faites aux femmes. S’agissant du premier volet de ma mission, la ministre m’a remis une feuille de route lorsqu’elle m’a nommée le 1er juin 2018. Celle-ci comporte 4 objectifs : améliorer l’accès des femmes à des postes de hiérarchie, travailler à améliorer l’équilibre vie professionnelle et personnelle des agents, lutter contre les stéréotypes et veiller à la féminisation des titres, et enfin réfléchir aux moyens de réintroduire de la mixité dans les métiers de la justice. Pour le deuxième volet de ma mission (la lutte contre les violences faites aux femmes) la garde des Sceaux m’a expressément demandé en juin 2019 de mettre en oeuvre un plan de lutte contre les violences faites aux femmes et plus spécifiquement contre les violences conjugales. S’est ouvert un Grenelle consacré aux violences conjugales et je suis chargée d’animer, dans ce cadre, le groupe de travail devant émettre un certain nombre de propositions en la matière.
Laetitia L-H : Quelles sont les actions phares lancées par le ministère de la Justice afin de lutter contre les violences conjugales ?
Isabelle Rome : Dès l’ouverture du Grenelle nous avons pu proposer 10 actions phares, ce qui démontre l’implication préexistante du ministère sur ce sujet, puisque dès l’ouverture nous étions à même de proposer dix actions phares :
Parmi ces actions il y en a une qui est déjà assez médiatisée, c’est la mise en place d’un bracelet anti-rapprochement pour les conjoints violents, directement inspiré du dispositif COMETA utilisé en Espagne. Le mis en cause se voit remettre un bracelet et la victime un émetteur. En cas de franchissement d’un périmètre prédéterminé – 500 m en Espagne – une procédure d’alerte est déclenchée. La ministre a souhaité généraliser ce dispositif, y compris à titre pré-sententiel, et – sous réserve de l’accord du mis en cause – dans le cadre d’une ordonnance de protection. L’achat de mille bracelets est programmé pour une mise en œuvre courant 2020. C’est une mesure importante qui assurera une plus grande sécurité aux victimes.
Une autre action phare est la modélisation d’un traitement judiciaire des faits de violences conjugales, intégrant tant la réactivité et l’urgence dans les réponses qu’ils nécessitent comme la prise en compte de leur nature particulière. Les violences conjugales sont très spécifiques d’abord parce qu’elles sont commises au sein du huis-clos familial, « une fois la porte de la cuisine refermée » mais aussi parce qu’ils placent souvent les victimes dans une situation d’emprise qui rend leurs agissements pas toujours compréhensibles des magistrats ou des personnes qui sont amenées à intervenir auprès d’elles car elles sont dans une situation de dépendance affective, pouvant laisser supposer une ambivalence de leur part. Ce ne sont pas des affaires privées – comme on a pu le dire et le penser pendant des années – mais ce sont des violences qui affectent la société toute entière. Elles sont pour moi un coup de poignard porté au pacte social, dans la mesure où elles portent atteinte à deux de ses entités fondamentales que sont le couple et la famille. En cela, ce sont des infractions qui menacent l’ordre public et l’équilibre de la société toute entière. Afin de prévoir un dispositif qui puisse s’adapter selon la taille des juridictions et les réalités locales des territoires, nous avons décidé de le co-construire avec des juridictions pilotes : les TGI de Créteil, de Rouen et d’Angoulême. Nous souhaitons mettre en place une procédure de A à Z du dépôt de plainte ou de la requête à l’exécution des décisions, civiles ou pénales.
Parmi les autres actions phares, on peut citer aussi la possibilité de remettre en cause l’exercice de l’autorité parentale dans le cas des violences conjugales. On sait qu’elles sont souvent commises lors de l’exercice du droit de visite et d’hébergement, lorsqu’un des deux parents vient récupérer l’enfant chez l’autre. Il s’agit d’un moment propice aux violences. Il est également établi que les enfants sont très profondément traumatisés par des violences commises au sein du couple parental. Auparavant l’on distinguait les violences au sein du couple du lien parental. Aujourd’hui, on sait que, même si un conjoint violent n’est pas toujours un mauvais père, on ne peut pas dire d’emblée qu’il soit un père dont l’exercice de l’autorité parentale sur son ou ses enfant(s) ne peut être interrogé. Nous avons décidé d’aborder ce sujet, en prévoyant une suspension de l’exercice de l’autorité parentale de plein droit en cas de mise en examen pour homicide volontaire d’un conjoint par l’autre parent. Ce point devra faire l’objet d’une modification législative. Une autre mesure consistera en la possibilité donnée au juge pénal de statuer sur cet exercice d’autorité parentale (droit de visite, d’hébergement). Parmi les autres mesures : le soutien au déploiement de l’attribution de téléphones Grave danger, l’encouragement au recours à l’ordonnance de protection, le renforcement des formations pluridisciplinaires de proximité et l’introduction d’un volet lutte contre les violences au sein du couple dans les formations obligatoires au changement de fonction à l’ENM.
Laetitia L-H : Quelles sont les pistes de mesures sur lesquelles vous réfléchissez actuellement ?
Isabelle Rome : Il y a un certain nombre de réflexions en cours et de propositions qui vont être faites par le groupe de travail. Je ne peux les dévoiler précisément en leur contenu aujourd’hui, car elles feront l’objet d’annonces à la fin du Grenelle. Je peux parler de la méthode destinée à l’élaboration d’une politique efficiente de lutte contre les violences conjugales. Il faut aujourd’hui passer des bonnes pratiques – repérables dans de nombreux ressorts – à une mise en œuvre d’une politique publique cohérente. Cette méthode reposera sur 3 piliers :
– la concertation – d’ores et déjà engagée dans le cadre du groupe de travail du Grenelle mais ayant vocation à perdurer au-delà du Grenelle par la constitution de deux groupes de travail opérationnels : l’un sur la protection de la victime et l’organisation de la vie familiale et l’autre sur le suivi des auteurs et la prise en charge des violences.
– une co-construction avec les juridictions. (le travail engagé et déjà évoqué avec les TGI de Créteil, Rouen et Angoulême) ; D’autres mesures pourront être élaborées de la sorte, notamment sur le suivi des auteurs. Il est très important de faire avec les juridictions afin que les dispositifs ne soient pas simplement décrétés du haut. Il faut que l’on s’assure de leur faisabilité et de leur viabilité sur le terrain et qu’ils s’adaptent aux réalités locales.
– la recherche qui doit pouvoir éclairer le choix des actions à impulser, accompagner les politiques dans leur mise en oeuvre comme dans le suivi de celles-ci. C’est pourquoi le partenariat avec la Mission de recherche Droit et Justice me paraît essentiel.
En savoir plus :
http://www.justice.gouv.fr/32718
Son parcours : Haute-fonctionnaire chargée de l’égalité femmes-hommes au ministère de la Justice, Isabelle Rome fut en 1987 la plus jeune magistrate de France. Après avoir entamé sa carrière à Lyon où elle y fut juge de l’application des peines, juge d’instruction, et secrétaire générale de la présidence, elle fut cheffe de la prévention de la délinquance à la Délégation interministérielle à la ville puis conseillère technique de la garde des Sceaux Marylise Lebranchu, vice-présidente chargée de l’instruction à Amiens et JLD à Pontoise. Elle présida ensuite les cours d’assises à la cour d’appel de Versailles et fut administratrice à Lyon, d’associations d’aide aux détenus, aux toxicomanes et aux réfugiés. Elle organisa de nombreux débats dans les quartiers, en direction des jeunes. Dans l’Oise, elle a fondé, en 2002, l’association Femmes de Libertés qu’elle présida pendant 12 ans dont l’objectif était de faciliter la parole des femmes de tous horizons et de tous milieux, autour des valeurs républicaines. Fervente défenseure des droits des femmes, elle a participé à de nombreuses conférences notamment sur les droits des femmes et leur traitement judiciaire. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages : « Vous êtes naïve, Madame le Juge » (2012) ; « Dans une prison de femmes. Une juge en immersion » (2014) ; Plaidoyer pour un droit à l’espoir (2018) et a publié divers articles dans des revues scientifiques, sur la prise en charge judiciaire des toxicomanes, le juge des libertés et de la détention, ou encore sur les mesures d’hospitalisation sans consentement. |