ZOOM SUR UNE RECHERCHE
Édito de la Lettre d’information Mission de recherche Droit et Justice
Juin 2014
Pierre KOPP
Centre d’Economie de la Sorbonne (CNRS / Université Panthéon-Sorbonne)
En 2010, 3,8 millions de Français âgés de 11 à 75 ans ont consommé du cannabis au cours de l’année et 400 000 de la cocaïne. Or, en France, la cocaïne et le cannabis sont des produits classés comme stupéfiants ; leur consommation est prohibée par la loi et passible de sanctions pénales allant de la simple amende à l’emprisonnement et ce, indépendamment de la quantité de produit consommée. L’objectif de ce régime de prohibition est bien évidemment de dissuader les individus de faire usage de stupéfiants. Comment expliquer que, malgré ce régime de stricte prohibition, autant d’individus choisissent de transgresser la loi en consommant des stupéfiants et, éventuellement, d’être condamnés à de lourdes sanctions ? Plus encore, le régime en vigueur aurait-il un effet contraire à son objectif en poussant une partie de la population à satisfaire son attrait pour l’interdit en consommant des stupéfiants ?
L’objectif de cet article, issu d’une étude soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice, est d’expliquer, sous un angle économique, la transgression du régime prohibant la consommation de stupéfiants à partir de l’hypothèse selon laquelle la perception inadéquate de la norme judiciaire et du risque de sanctions pénales, par les consommateurs, est un facteur explicatif majeur.
Enjeux scientifiques
La littérature économique traditionnelle, placée sous l’égide de Gary S. Becker, a tenté d’expliquer, sous un postulat de rationalité, pourquoi les individus consommaient des drogues bien qu’elles fussent illicites. Cette littérature considérait que la répression des drogues ajoutait un coût à celui constitué par le prix mais ne changeait pas les fondements du comportement des individus. Bien que victime d’une addiction, les consommateurs feraient, selon Becker et ses différents co-auteurs, des choix raisonnés. Ils arbitreraient entre les coûts et les bénéfices des drogues et ils sauraient prendre en compte, dans leur calcul économique, les coûts futurs de la consommation de drogues. Ils persisteraient à consommer des drogues parce qu’ils accorderaient peu de valeur aux événements futurs (les maladies) et beaucoup aux événements présents (la consommation). Dans ce cadre, le coût de consommation d’une drogue illicite est égal à la somme du prix payé pour le produit, du coût probabilisé d’être arrêté et sanctionné, du coût probabilisé d’être victime de violence, du coût sanitaire engendré par les éventuels problèmes de santé et du coût du temps passé à acheter la drogue.
En introduisant le facteur de la transgression dans ce calcul, nous développons une approche théorique qui s’inscrit en rupture avec la littérature économique traditionnelle et modifie l’analyse de l’arbitrage coût bénéfice opéré par les individus lors de la consommation de drogues illicites. Le facteur de la transgression correspond à l’idée que les individus qui consomment des drogues le font car ces dernières leurs procurent un bienfait (comme toute autre consommation), mais également un plaisir tiré du fait de se comporter de manière transgressive. Dès lors, l’attrait de la transgression constituerait un bénéfice qui contrebalancerait le coût attaché à la probabilité d’être arrêté et sanctionné ou même tendrait à valoriser la sanction. Les individus transformeraient ainsi les incitations négatives destinées à les décourager de consommer, en incitations positives qui motiveraient leur consommation. Nous supposons alors que la supériorité des bénéfices sur les coûts s’expliquerait en partie par ce rôle contre-productif du régime prohibitif, mal interprété par une partie de la population. Bien évidement tous les individus ne réagissent pas de la même manière. L’un des enjeux de notre propos est donc de vérifier si notre approche théorique est robuste face aux données empiriques et d’analyser l’efficacité de la sanction pénale.
Méthodologie et statistiques descriptives
Empiriquement, l’échantillon de consommateurs a été constitué par la méthodologie de l’échantillonnage boule de neige. Cette méthodologie consiste à recruter un premier groupe de répondants et à leur demander, à l’issue de l’entretien, d’établir pour l’enquêteur, un contact avec un autre répondant potentiel. Bien que la méthode soit fréquemment employée dans la constitution d’échantillons de consommateurs de drogues illicites, les résultats issus de l’échantillonnage boule de neige, en raison de la faiblesse numérique de l’échantillon et des biais inhérents à cette méthodologie, ne peuvent pas prétendre à être extrapolés à la population générale.
Notre échantillon comporte 116 consommateurs de drogues : 59 individus consommateurs de cannabis et 57 de cocaïne. L’échantillon des 59 consommateurs de cannabis est âgé, en moyenne, de 27 ans et est essentiellement masculin (66 %). Ces consommateurs ont débuté leur usage de cannabis aux abords de 15 ans et ils consomment actuellement du cannabis plus d’une fois par semaine. L’échantillon des 57 consommateurs de cocaïne, en moyenne âgé de 30 ans, est, lui aussi, majoritairement masculin (73 %). L’âge d’initiation à la cocaïne est plus élevé que pour le cannabis, avec un âge moyen d’entrée dans la consommation de 21 ans, et la fréquence de consommation est plus occasionnelle puisque s’effectuant en moyenne hebdomadairement ou mensuellement.
Résultats
Afin d’analyser l’impact de la sanction pénale, nous calculons, respectivement sur l’échantillon des consommateurs de cannabis et sur celui de cocaïne, le coût complet de la consommation de drogue, c’est-à-dire le coût d’achat de la substance plus l’espérance de coût d’être sanctionné par les autorités publiques1. De même, nous avons évalué le bénéfice que le consommateur retire de la drogue en lui faisant formuler le prix qu’il attache à sa satisfaction ; la transgression représentant une part – positive ou nulle – de cette satisfaction. Nous comparons ensuite les coûts et les bénéfices dans deux environnements différents. Dans le premier environnement (i) les drogues sont interdites, il y a alors présence de sanctions pénales et de transgression. Le second environnement (ii) est issu d’une simulation, à partir des réponses aux questionnaires, au sein de laquelle les drogues seraient légales, c’est-à-dire sans sanctions pénales ni transgression. Par différence de ces deux environnements, nous pouvons mettre en évidence les effets de la sanction pénale sur les comportements des consommateurs de drogues illicites.
(i) En présence de risques de sanctions pénales et donc de plaisir retiré de la transgression, le coût moyen mensuel de la consommation de cocaïne (194,5 euros) est supérieur au coût du cannabis (99,6 euros)2. Pour ces deux drogues, l’essentiel du coût est attribuable au coût d’achat du produit ; l’éventualité du coût d’être sanctionné par les autorités publiques est faible. L’interpellation pour usage simple3 n’est, en moyenne, valorisée qu’à hauteur de 0,51 euros pour le cannabis et 0,18 euros pour la cocaïne. Similairement, la perception moyenne du risque de condamnation4 est un coût mineur pour les consommateurs de cannabis (1,34 euros) et de cocaïne (0,89 euros). Le bénéfice moyen mensuel tiré de la consommation de cannabis (254,3 euros) est analogue au bénéfice moyen mensuel associé à la consommation de cocaïne (261,6 euros). Au sein des bénéfices, la transgression représente un dixième du bénéfice moyen mensuel : 22 euros pour le cannabis et 31,4 euros pour la cocaïne. Lorsque l’on compare le coût et le bénéfice de la consommation de cannabis et de cocaïne, il s’avère que le coût est supérieur au bénéfice pour 64,9 % des consommateurs de cocaïne contre seulement 50,9 % des consommateurs de cannabis.
(ii) En l’absence de risques de sanctions pénales et de plaisir retiré de la transgression, le coût moyen mensuel de la consommation de cocaïne (193,4 euros) est supérieur à celui du cannabis (97,7 euros)2. Cet écart est moins prononcé du côté des bénéfices puisque le bénéfice moyen mensuel de la consommation de cannabis (232,2 euros) est semblable à celui de la cocaïne (230,2 euros). Lorsque l’on compare les coûts et les bénéfices de la consommation de cannabis et de cocaïne, il s’avère que le coût est supérieur au bénéfice pour 61,4 % de consommateurs de cocaïne contre seulement 50,9 % des consommateurs de cannabis.
Par différence des scénarii (i) et (ii), il apparait que dans le cas du cannabis les sanctions pénales actuelles sont inefficaces car elles sont parfaitement contrebalancées par le plaisir que les consommateurs retirent de la transgression. Pour la cocaïne, l’efficacité des sanctions pénales actuelles est très limitée : elles augmentent faiblement le coût de la cocaïne et davantage de consommateurs admettent des coûts supérieurs aux bénéfices, relativement au scénario où la cocaïne est une drogue licite.
La recherche que nous avons menée visait à discuter l’efficacité de la sanction pénale chez les consommateurs de drogues illicites. Il s’avère que cette dernière est inefficace si le risque de sanction est faible et l’attrait pour la transgression fort. Tant pour les consommateurs de cannabis que de cocaïne, la sanction pénale peine à être efficace, d’une part, car elle ne constitue pas un coût élevé pour le consommateur et d’autre part, parce que certains consommateurs attribuent une valeur positive à la transgression. La prise en considération des effets différenciés de la répression sur les individus ne plaide pas directement pour une des deux solutions polaires (répression ou légalisation), en revanche elle devrait conduire à préciser les contours du dispositif légal retenu afin d’anticiper d’éventuelles réactions contreproductives de certains groupes de consommateurs.
Cette recherche, exploratoire, appelle de futurs travaux ayant des fins plus appliquées permettant d’améliorer les politiques publiques. L’objectif final étant de mieux calibrer ces dernières afin de mieux prendre en compte, lors des choix en matière de répression, les réactions des individus.
1 – L’espérance de coût d’être sanctionné par les autorités publiques représente la somme de l’espérance de coût de l’interpellation pour usage simple et du coût probabilisé de la condamnation.
2 – Cette différence de coûts entre les consommateurs de cocaïne et de cannabis s’explique naturellement par le fait que le prix au gramme de la cocaïne (67,3 euros en moyenne) est nettement plus élevé que celui du cannabis (6,8 euros en moyenne).
3 – L’espérance de coût de l’interpellation pour usage simple se calcule à partir des réponses des individus à la question : « Combien de minutes supplémentaires seriez-vous prêt à effectuer, lors de votre achat de drogue, pour éviter de vous faire confisquer le cannabis acheté ? » Le nombre de minutes indiquées par l’individu est ensuite monétarisé, en considérant qu’une heure équivaut à 11 euros (Quinet, 2013). La somme que les individus sont disposés à payer pour éviter une interpellation pour usage simple est ensuite multipliée par la probabilité d’être effectivement interpelé, soit 9,6 % dans le cas du cannabis et 2,5 % dans le cas de la cocaïne (Kopp, 2006).
4 – Le coût de la condamnation se calcule à partir des réponses des individus à la question : « Combien de minutes supplémentaires seriez-vous prêt à effectuer, lors de votre achat de drogue, pour éviter d’aller en prison ? » Le nombre de minutes renseigné par l’individu est ensuite monétarisé, en considérant qu’une heure équivaut à 11 euros. La somme que les individus sont disposés à payer pour éviter d’être condamné est ensuite multipliée par la probabilité d’être effectivement condamné, soit 0,5 % pour le cannabis et la cocaïne (Kopp, 2006).
EN SAVOIR PLUS SUR LA RECHERCHE CONCERNÉE :
La transgression des lois réglementant l’usage des drogues : analyse des comportements des consommateurs
Pierre KOPP, Centre d’Economie de la Sorbonne (CNRS / Université Panthéon-Sorbonne)
Recherche débutée en 2011 – Achevée en 2014