ZOOM SUR UNE RECHERCHE
Édito de la Lettre d’information Mission de recherche Droit et Justice
Juillet 2013
Pascal MBONGO
Institut de droit public (Université de Poitiers)
L’intuition de cette recherche s’est formée au milieu des années 2000, lorsque la littérature juridique française s’est enrichie de références à l’américanisation du droit français, à la faveur notamment des initiatives législatives tendant à l’introduction en France de l’action de groupe, de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, mais aussi à la faveur du Rapport Doing Business de la Banque mondiale sur la compétitivité des systèmes juridiques, du débat sur la « professionnalisation » des facultés de droit.
La part ainsi prise dans la littérature juridique française par une rhétorique de rejet de l’américanisation du droit français suggérait alors une recherche plus globale sur les syntagmes de l’américanophobie dans le champ juridique français contemporain. Or, il est rapidement apparu que les refus de l’américanisation étaient liés à une conception des principes, des règles ou des techniques juridiques en cause comme étant constitutivement américains, lors même que rien n’était moins sûr au plan historique, au regard du droit en vigueur aux États-Unis ou des débats juridiques américains. Aussi la recherche s’est-elle élargie aux questions suivantes : Que regarde-t-on et ne regarde-t-on pas en France dans le droit des États-Unis d’Amérique ? Que voit-on et ne voit-on pas en France dans le droit des États-Unis d’Amérique ?
Entres autres constats, la recherche met en évidence un flottement lexical général qui fait constamment glisser les locuteurs de la notion de droit anglo-saxon à celle de droit américain (et inversement), dans une substitution qui s’avère finalement contradictoire avec la thèse de la singularité du droit américain. Il n’a pas été moins frappant de constater à quel point, en ce qui concerne la doctrine, la Cour suprême substantialise à elle seule le « droit américain », ce au détriment de la connaissance des actes législatifs ou réglementaires fédéraux et, bien plus encore, des législations ou des réglementations d’État. Or, cette importante production normative, « décentrée » par rapport à la Cour, non seulement donne à voir un certain « pluralisme juridique » et ce qu’est l’État administratif aux États-Unis, mais aussi entre parfois en résonance avec des questionnements légistiques et/ou normatifs français. Afin précisément de montrer qu’il y avait bien de nombreux impensés français concernant le droit des États- Unis et que la connaissance décentrée (voire locale) de ce droit était digne d’intérêt, plusieurs objets ont été pris en exemple. Au titre du droit public : un certain nombre d’enjeux juridiques relatifs au fédéralisme américain qui ne ressortent pas de la doctrine française afférente ; le débat sur l’authentification des électeurs dans les États ; les mutations de la procédure administrative fédérale ; le débat sur l’« État culturel » (État fédéral et entités fédérées), tel qu’il apparaît à travers le contentieux du financement public de la culture. Au titre du droit privé et du droit pénal : les mutations du droit à un jury civil, le système contemporain des nullités procédurales ou quasi-procédurales en matière civile, la négociation collective et le droit syndical, le débat sur les « procureurs impériaux » en matière pénale. Au-delà des branches du droit proprement dites (droit public, droit privé et droit pénal), le système de formation des Law Schools fait également l’objet d’une mécompréhension et/ou d’une méconnaissance en France. Leur histoire intellectuelle est tout sauf réductible à l’invention et à la généralisation de l’étude de cas (case method) à la fin du XIXe siècle. Si le débat est particulièrement vif aujourd’hui aux États-Unis sur la nécessité d’une … plus grande « professionnalisation des facultés de droit » (sic) – sur la nécessité d’une emprise moins grande du « droit des professeurs » (sic) dans la formation des étudiants – c’est bien parce que les Law Schools sont intégrées à l’Université américaine, une université qu’elles ont quasiment fondée : avec ce que cela suppose d’inclination savante et/ou dogmatique des juristes-universitaires, qui s’inspire davantage d’un modèle allemand que britannique.
Quel avenir pour les études juridiques américaines en France ? Pour être autant institutionnelle que scientifique, cette question posée n’a cependant pas été complètement éludée. On a ainsi pu constater qu’un certain nombre de rapports officiels, depuis bientôt trente ans, s’inquiètent de la trop grande « faiblesse » du nombre de travaux juridiques ayant les États-Unis pour objet. Ce fut encore le cas en 2008 avec l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), qui ne se félicitait que davantage de l’importance du travail du professeur Élisabeth Zoller et du Centre de droit américain de l’Université Panthéon-Assas. Il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de faits hypothèquent indiscutablement la prospérité en France d’études juridiques américaines : l’absence de revue(s) juridique(s) spécialisée(s), comme il en existe dans d’autres champs de la connaissance ; la difficulté d’accès à des sources « de première main », compte tenu du coût très élevé que représente pour toute bibliothèque universitaire un abonnement annuel (voir les chiffres dans le rapport de recherche) ; le développement tendanciel depuis les années 1990 d’un modèle de thèses de doctorat comparatistes consistant non pas en une monographie substantielle et exhaustive – les États-Unis ou un autre pays, et un aspect du droit dudit pays pris isolément – mais en la « comparaison » entre la France, d’une part, et un, deux, voire trois autres systèmes juridiques, d’autre part.
Cette dernière observation renvoie à la question plus générale du comparatisme dans les études juridiques françaises contemporaines et à la nouvelle emprise du paradigme (ou de l’idéologie juridique) de la globalisation du droit (avec ses discours accessoires que sont « l’internationalisation du droit », « l’harmonisation du droit » ou le « rapprochement des systèmes juridiques »), qui tend à réduire l’attention portée à la résonance des cultures nationales, des histoires nationales ou des récits nationaux sur les normes et les principes juridiques. Or, ce qui caractérise les différents objets juridiques étudiés dans cette recherche sur le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine, c’est qu’ils sont autant de localismes juridiques américains. Ceux-ci invitent à se demander si, plutôt que de globalisation du droit, il ne serait pas plus pertinent de parler de glocalisation du droit, autrement dit d’une imbrication entre global et local.
Pierre Legrand, l’un des rares juristes à s’être approprié le paradigme de la glocalisation dans le champ juridique français, en avait précisément tiré une conclusion sceptique sur l’américanisation du droit français :
« Une règle de droit en provenance des États-Unis », faisait-il valoir, « qui vient se fixer en France, en Italie ou ailleurs ne peut pas s’installer « telle quelle ». Pour être accueillie, pour « faire du sens » sur le plan local, pour s’inscrire dans le réseau de significations qui constitue inévitablement le fruit d’une histoire particulière à une société spécifique, cette règle de droit américaine doit, pour ainsi dire, subir une métabolisation. Au moment même où la règle de droit américaine prétend s’intégrer au droit français, par exemple, le droit français la transforme et fait qu’elle n’est plus la règle de droit américaine qu’elle était. Il s’agit, au mieux, d’une règle de droit américaine francisée, ce qui n’est pas la même chose et ce qui n’est pas la même règle. Ainsi, le phénomène de dissémination du droit américain passe nécessairement par une mutation locale qui fait que ce qui prend racine dans le droit local n’est plus, au fond, le droit américain ». On ne peut mieux dire que le comparatisme est constitutivement lié à la double question de la « culture » et des « altérités ».
- Cette recherche a donné lieu à publication à la Fondation Varenne, Collection « Colloques et essais » (septembre 2013).
EN SAVOIR PLUS SUR LA RECHERCHE CONCERNÉE :
Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine. Entre américanophobie et américanophilie, Pascal MBONGO
Institut de droit public (Université de Poitiers)
Recherche débutée en 2009 – Achevée en 2012